J’étais trop jeune ; je ne pouvais pas comprendre. Un après-midi, alors que j’étais avec mes parents qui buvaient le café sur notre balcon, à Beyrouth, j’ai pointé du doigt trois impacts de balles que je venais de découvrir sur la façade et j’ai demandé à mon père qui avait fait ça.
« Mais qui aurait bien pu vouloir tirer sur notre maison ? », se demandait le garçonnet de 8 ans que j’étais.
Quand on le questionnait sur le sujet, mon père répondait invariablement la même chose : « 15 années de guerre civile, ça laisse des traces ». Mais moi, j’étais né après la guerre, et je ne comprenais même pas ce que ça voulait dire « guerre civile ». Je ne me rendais pas compte que la guerre avait fait bien plus de dégâts que ces trois impacts au-dessus de la porte du balcon.
Puis, avec les années, j’ai réalisé qu’être né après le cessez-le-feu n’avait pas beaucoup d’importance : ici au Liban, l’existence de tout un chacun, jeune ou vieux, est marquée d’une manière ou d’une autre de l’empreinte de la guerre. Elle est omniprésente : sur les bâtiments criblés de balles comme chez les gens qui en portent les cicatrices physiques et psychologiques. De tout temps, vous en avez entendu parler : dans la bouche de vos parents alors que vous n’étiez qu’un enfant ou dans celle de presque tous les Libanais qui, le plus souvent, ponctuent leurs récits d’un « avant la guerre … ».
Puis un jour, la crise syrienne a éclaté, là juste à côté. C’est alors que j’ai été engagé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) comme chargé de communication. Il y avait longtemps que souhaitais faire partie de cette organisation qui, à l’époque déjà, avait fait beaucoup pour alléger les souffrances de personnes comme mes parents. J’avais hâte de me rendre dans certaines régions du Liban en proie à la violence et de pouvoir faire quelque chose pour les habitants.
Je pense en particulier aux deux quartiers bien connus de Tripoli, Jabal Mohsen et Bab al-Tabbaneh. La première fois que j’y suis allé et que j’ai découvert ce qui s’y passait, ce fut une grande gifle. Moi qui pensais que la guerre du Liban était finie, je me retrouvais soudainement comme projeté dans le passé. Je n’en croyais pas mes yeux.
La population civile des deux quartiers s’était trouvée prise au piège des tirs croisés, et les maisons, les commerces et parfois même les écoles s’étaient transformés en champs de bataille. Les habitants, qui n’aspiraient qu’à mener une existence convenable et paisible, étaient devenus la cible de la violence urbaine qui s’était emparée de cette portion de Tripoli.
Depuis, les groupes armés des deux quartiers n’ont cessé de s’affronter. Si les combats ont certes perdu en intensité après la fin de la guerre civile, des heurts sporadiques ont à nouveau éclaté en 2008, qui n’ont fait que s’amplifier et devenir plus meurtriers lorsque la crise syrienne a éclaté en 2011. En 2015, un cessez-le-feu a été signé ; mais, malgré tout, des accrochages viennent encore ici et là troubler le quotidien des habitants.
Avec le temps, je me suis rendu compte que Bab al-Tabbaneh et Jabal Mohsen étaient une réplique du Liban en miniature. Même si les deux quartiers se distinguaient par des caractéristiques qui leur étaient propres, les gens de part et d’autre vivaient à peu de chose près le même drame. L’horreur était à tous les coins de rue, mais les habitants des deux quartiers se côtoyaient au quotidien, comptant les uns sur les autres pour faire du commerce, s’instruire et même, parfois, pour s’aimer.
Comme mes parents et la plupart de ceux qui avaient connu la guerre civile, les habitants avaient de la peine à expliquer comment ils pouvaient vivre en paix la journée et se tirer dessus la nuit venue. La rue de Syrie est à la fois une ligne de démarcation et un trait d’union entre les deux quartiers. À l’époque, c’était une rue qui grouillait de monde et bourdonnait d’activités commerciales. Aujourd’hui, c’est une ancienne ligne de front en convalescence.
Dans une des maisons de la rue de Syrie où nous tournions des images avec une famille qui participait à un projet mené par le CICR pour aider les habitants à rétablir leurs moyens de subsistance, une mère nous faisait voir la chambre de sa petite fille. Les meubles rose et mauve étaient criblés d’impacts de balles. Tandis qu’elle nous racontait ce qui était arrivé, sa fillette de 11 ans s’est interposée pour demander : « Mais qui aurait bien pu vouloir tirer sur notre maison ? »